Éparpillée
Du plus loin que je m’en souvienne, on m’a toujours reproché d’être quelqu’un d’éparpillé. J’ai en effet toujours eu tout un tas de projets, dans lesquels je m’investissais quand l’envie m’en prenais.
Sport, musique, entrepreneuriat, écriture, voyages : j’ai tendance à toucher un peu à tout, sans pleinement m’investir dans rien. Non pas que l’un de ces projets spécifiques m’ennuie, mais dès que j’accorde tout mon temps à l’un d’eux, les autres me font de l’œil pour que je repasse du temps avec eux.
Donc comme une femme polygame qui devrait gérer une dizaine de relations amoureuses, je m’organise pour répartir mon temps équitablement entre mes différents projets.
Et quand mes proches me conseillent de me concentrer sur l’un d’entre eux, je fais mine de comprendre leur raisonnement avec aucunement l’intention de l’appliquer. Car la vérité, c’est qu’aucun de mes projets ne me donne envie de m’y consacrer à 100%.
Je me suis longtemps sentie honteuse de ne pas parvenir à me concentrer. J’avais en effet la fâcheuse habitude de partager mes nouvelles idées de projets à mes proches. Fâcheuse car ils ne montraient jamais aucun signe d’enthousiasme, et cela me rendais triste de ne pas être prise au sérieux et honteuse d’afficher cette image de personne dont la parole n’a plus aucune valeur.
Je me suis donc remise en question et je me suis mise à rechercher des outils disponibles gratuitement sur Google pour tenter d’identifier ma mission et d’identifier un projet qui vaudrait le coup d’avoir toute mon attention. En vain.
Puis j’ai compris d’où venait le problème.
Mon identité était elle-même éparpillée.
Mon enfance baladée entre deux pays, deux cultures et deux classes sociales m’avait transformé en une sorte de mutant empli de paradoxes. Je me sentais à ma place à la fois partout et nulle part donc rien ne sonnait pour moi comme une évidence. Je me contentais simplement de prendre le bon dans ce qui croisait ma route et d’ajouter cela au patchwork de mon identité.
À bientôt 30 ans, j’accumulais plus d’une dizaine de passions, intérêts et projets différents. Aucun d’eux n’aboutissant vraiment. Mais j’étais profondément heureuse. J’alternais entre la boxe, l’écriture, la composition, l’entrepreneuriat, les cours de basse… je ne m’ennuyais jamais.
Mais paradoxalement, j’étais profondément anxieuse. Tous les soirs avant de m’endormir, une voix intérieure me répétait que j’étais trop éparpillée. Qu’aucun de mes projets n’aboutira si je ne me concentre pas sur un seul. Je me comparais à des gens qui avaient « réussis » dans chacun des domaines qui m’intéressaient. Je me comparais à la fois à cette écrivaine qui postait ses essais sur Instagram, cette bassiste qui composait ses propres riffs, cette chanteuse qui avait déjà sorti un album, cette entrepreneuse qui vivait de son activité e-commerce, cette sportive qui avait le corps de mes rêves et cette boxeuse qui avait déjà fait une dizaine de fights. Bref, j’étais perdue.
Puis un soir, j’ai décidé de tenter de discuter avec cette voix intérieure pour mieux la comprendre. Je lui ai demandé Pourquoi.
« Pourquoi est-ce que tu as peur de poursuivre cette vie qui te rends pourtant si heureuse? »
Et elle m’a répondu : « Parce que je ne réussirai jamais dans la vie si je ne me concentre pas »
« Ok mais c’est quoi réussir pour toi? »
Elle a hésité une seconde puis elle a bafouillé : « J’sais pas, j’pense que réussir c’est atteindre un objectif ambitieux. Être reconnue pour mon talent dans un domaine, être meilleure que les autres … gagner quoi. Gagner le jeu de la vie, avoir de la reconnaissance, une communauté, de l’argent. Mais je sais pas trop en vrai. »
« Tu ne sais pas trop parce que cette définition de la réussite ce n’est pas la tienne on est d’accord ? »
« Non j’avoue, mais c’est ce qui semble être le mieux non ? Tu n’aimerais pas être perçue comme quelqu’un qui a réussi dans un domaine ? »
Je réfléchis avant de lui répondre.
La reconnaissance, l’argent, la gloire, oui c’est cool, mais ça ne peut pas être la seule motivation. Car je sais qu’une fois que j’aurai atteint un objectif, j’en aurai un autre. Et ainsi de suite, jusqu’à ma mort. On sait tous que l’humain est un éternel insatisfait. Il en veut toujours plus, car il y en a toujours plus. Même avec 1million de followers, je ne serai pas satisfaite. Car certains en ont 10. Je me comparerai toujours aux personnes qui sont plus loins que moi. C’est une fatalité.
Mais soit, allons au bout de l’idée. Je lui réponds alors : « Ok bah tu sais quoi, concentrons-nous sur un seul projet. Lequel te parle le plus ? »
Aucune réponse. Évidemment quand il faut prendre une décision, il n’y a plus personne. Je m’en veux. Je m’en veux de me blâmer sans tenter de trouver de solution. Puis je comprends.
Je comprends que cette voix intérieure n’est pas la mienne. C’est celle de mes proches. Celle de toutes les personnes qui m’ont un jour reproché plus ou moins subtilement d’être éparpillé. La vérité c’est que je suis heureuse comme ça et c’est tout ce qui compte.
Car à la fin de ma vie, les objectifs accomplis ne seront qu’un souvenir flou. Ce dont je me souviendrai, c’est de tout ces moments passés à faire des activités que j’aime. Ce dont je me souviendrai c’est du chemin. Du chemin de ma vie. De toutes les expériences et de toutes les rencontres que j’aurai eu la chance de vivre. À la fin de ma vie, je suis convaincue que je ne me demanderai pas si j’ai connu la gloire et la reconnaissance.
À la fin de ma vie, je me demanderai si j’ai été heureuse.